J'ai parlé dans mon billet d'hier du rapport de Cyberaide et je ne reviendrais donc pas dessus. Par contre, l'un des arguments entendus ce matin dans la bouche des deux ministres qui ont présenté le projet était directement tiré du rapport et mérite quelques lignes. En effet, il y était affirmé que la Canada constitue un "havre" pour les producteurs de pornographie juvénile. Un examen approfondi de la méthode de cueillette des données nous aide à comprendre comment on en arrive à une telle affirmation.
En effet, les affaires traitées par Cyberaide et inclues dans son analyse résultent de signalements de la part du public. Or depuis la fin de l'année 2006, Cyberaide et les principaux fournisseurs d'accès à Internet canadiens ont établi le projet Cleanfeed, qui consiste à bloquer une liste de sites connus pour leur association à des contenus de pornographie juvénile. La spécificité de ce projet est que les sites bloqués sont exclusivement situés à l'extérieur du Canada. Il en résulte que les usagers canadiens sont sous-exposés à des contenus problématiques provenant de l'étranger et sur-exposés à des contenus hébergés à l'intérieur du pays. Cela implique un très fort biais dans les signalements du publics, qui sont à leur tour analysés pour produire des données tendant à démontrer la place de mauvais élève occupée par le Canada. Cette initiative qui semble par ailleurs fonctionner de manière satisfaisante est paradoxalement à l'origine d'un discours tendant à renforcer la peur du public.
Quant au projet de loi, il n'est pas encore connu dans tous ses détails. Tout juste sait-on que les fournisseurs de services Internet au public seront tenus de signaler des contenus de pornographie juvénile, et que ceux qui ne se conformeront pas à cette obligation s'exposeront à des amendes progressives de 1,000$, 5,000$ et 10,000$, ainsi que peines d'emprisonnement de 6 mois.
Mais cette approche répond-elle vraiment à un besoin des forces de l'ordre? Pas forcément de l'avis de l'Ombudsman fédéral des victimes d'actes criminels qui affirmait dans un rapport datant de l'été 2009:
Le signalement obligatoire comme tel n’aura probablement pas beaucoup d’incidence sur la lutte contre l’exploitation sexuelle d’enfants en ligne. Les organismes d’application de la loi indiquent qu’ils ont déjà de la difficulté à traiter le nombre de cas qui sont portés à leur attention. Le problème le plus grave n’est donc pas le manque de signalements. (p. 12)Il s'agit d'une admission d'une rare candeur dans un rapport qui préconise par ailleurs la mise en place d'un arsenal législatif augmentant considérablement les pouvoirs d'enquête des services de police.
D'autre part, il ne semble pas que la loi spécifie les moyens qui devront être employés ou comprenne des mécanismes afin de s'assurer que les fournisseurs signaleront de manière optimale les contenus en question. En effet, l'expérience dans le secteur bancaire démontre qu'une loi ou une réglementation mal pensées aboutissent en général à des effets pervers comme des niveaux de sous-déclarations (conformité symbolique) ou de sur-déclarations (conformité défensive) de la part des organismes visés. Dans le cas de sur-déclaration, cela aurait par exemple pour effet de submerger les rares ressources policières disponibles, et de nuire indirectement aux enquêtes en cours.
Si l'implication du secteur privé dans les efforts de lutte contre la pornographie juvénile est incontournable, l'utilité d'une loi aussi coercitive et peu flexible risque de montrer bien vite ses limites, à moins que des ressources importantes soient dégagées pour veiller à son application et qu'une politique plus inclusive à l'égard des divers partenaires l'accompagne.
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